Deux questions à…
Serge Tisseron
Psychiatre et dessinateur de bandes dessinées
Dans le genre du dessin de
presse, comment définir le style
de Georges Wolinski ?
Comme beaucoup de dessinateurs de
presse, Wolinski s’attaque aux relations
de pouvoir. Mais en faisant des rela-
tions entre les sexes le modèle de toutes
les autres. Pour lui, l’homme est en
recherche permanente d’un pouvoir
sur ses semblables pour assouvir ses
désirs, et comme le désir sexuel lui
semble impérieux, il devient le para-
digme de tous les autres. Du coup, la
vie intime n’est plus un espace protégé
du pouvoir, mais celui où il s’exerce
avec le plus de crudité. Il ne faut donc
pas s’étonner que Wolinski déméta-
phorise toutes les expressions: dès qu’il
parle de «mettre son nez partout » ou
de «se faire baiser», une image illustre
la chose…La nudité des corps devient
la métaphore de son désir de mettre à
nu toutes les hypocrisies.
Beaucoup de ses dessins sont
tourmentés et son rire est souvent
corrosif. Que recouvre-t-il?
C’est vrai, c’est un monde sombre
dans lequel la compassion est peu pré-
sente. Et comme le pouvoir n’est
jamais aussi fort que lorsqu’il se fait
oublier, les créatures de Wolinski dis-
traient leur victime en lui parlant
d’autre chose, un peu comme un pres-
tidigitateur. Chez lui, non seulement
le langage semble fait pour manipuler
son prochain, mais c’est aussi le cas
des gestes. Ils ne sont pas au service de
l’expression émotionnelle et encore
moins le témoignage d’une relation
authentique entre deux êtres. Mais en
mettant en scène tout cela, Wolinski
invite aussi à demeurer vigilant aux
contradictions entre ce qui est dit d’un
côté, et ce qui est fait de l’autre.
Propos recueillis par Cédric Enjalbert
Pour plus d’information:
jeu de l’oie, assiettes, poupée… Com-
prendre l’œuvre de Wolinski demande
de la patience tant s’y multiplient les
thèmes, les supports, les orientations,
les styles. Neuf ensembles d’œuvres
disposés en périphérie de l’exposition
tentent de présenter les différentes
approches graphiques de l’artiste: ses
débuts de dessinateur, son regard sur
lui-même et sur les femmes, les his-
toires qu’il raconte, sa vision de
l’actualité politique et sociétale, son
travail au service de la publicité et des
spectacles, son implication en tant que
dessinateur de presse pour plus de
quarante journaux, son travail comme
illustrateur de textes littéraires comme
Candide
de Voltaire. Cet éclatement
donne à penser, à première vue, qu’il
s’agit du travail d’un homme camé-
léon, un touche-à-tout, un facétieux
provocateur. L’organisation de chaque
partie en progression chronologique
fait comprendre tout autre chose; c’est
le cheminement d’une pensée qui se
cherche, s’emballe, imagine, écha-
faude, s’oriente, se replie, se trans-
forme, une pensée que la main met en
scène et accompagne. S’élabore sous
nos yeux la construction d’un univers
mental, d’abord complexe et tour-
menté puis apaisé, emporté dans une
joyeuse farandole pour devenir plus
distancié, regard porté sur la réalité
d’une société en mutation et sur les
personnages politiques qui participent
à sa transformation.
L’expositionmontre, enfin, un étrange
dessin animé en couleurs de Wolinski
etMichel Boschet :
Le Pays beau,
réalisé
en
1971
. Ce petit film, jamais diffusé,
explore la problématique récurrente de
l’artiste tourmenté: un homme, fuyant
les flammes d’un feu galopant dans un
paysage sans vie, découvre un monde
paradisiaque qui devient progressi-
vement un enfer à fuir à nouveau.
Angoisse, mort, solitude, voilà bien ce
que transcrit Wolinski dans son
œuvre, un cauchemar intérieur que
seule la compagnie apaisante des
femmes peut faire oublier un moment.
C’est ainsi que de nombreux dessina-
teurs ont réalisé, à l’occasion de
ses
70
ans, son portrait en homme à
femmes, séducteur et jouisseur. Alors
Ci-dessus
La Jungle,
1960,
dessin original,
crayon, encre
de Chine, gouache
blanche.
avant de quitter l’exposition, il est
recommandé de contempler les mul-
tiples visages de celui qui a fait de sa
vie un jeu de cache-cache entre réel,
imaginaire, fantasme et critique
implacable.
Martine Mauvieux
Expositions
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Wolinski
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– Chroniques de la BnF – n°63